Textes partagés

Des textes lus à la radio:

Le samedi 9 mai:
Dénégations. Dénégation et radicalité : une hypothèse ou quand le Chat Botté réduit l’ogre en souris…
Publié le 3 mai 2020 | Maj le 30 avril sur mars-infos.org

Chaque événement démesuré voit naître ses détracteurs et ses réducteurs. Ils considèrent (comme le Chat Botté de la fable qui mange l’ogre après l’avoir réduit en souris) que réduire la représentation de ce qu’il se passe pour le mettre à sa portée serait en mesure de donner les moyens de triompher sur ce qui terrifierait, si toutefois on le regardait dans toutes ses dimensions. [..]

Le mercredi 25 mars:

Tribune.
Un psychologue de l’hôpital de Mulhouse crie sa révolte contre ceux qui ont détruit le système de santé au nom des restrictions budgétaires. Une fois la pandémie passée, ceux-là mêmes rendront des comptes.
Tribune.

Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers… Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons.
Je suis en colère et j’ai la rage, car en tant que psychologue dans l’hôpital le plus touché, celui de Mulhouse, je vois toute la journée des dizaines de personnes arriver en urgence dans nos locaux, et je sais que pour une bonne partie d’entre elles, elles n’en ressortiront pas vivantes, souriantes, insouciantes, comme ce pouvait être le cas il y a encore deux semaines.

Je suis en colère et j’ai la rage, car je sais que ces personnes, ces êtres vivants, ces frères et sœurs, pères et mères, fils et filles, grands-pères et grands-mères, mourront seules dans un service dépassé, malgré les courageux efforts des soignants ; seules, sans le regard ou la main de ceux et celles qui les aiment, et qu’ils aiment.
Je suis en colère et j’ai la rage, devant cette situation folle qui veut que nous laissions nos aînés, nos anciens, ceux et celles qui ont permis que notre présent ne soit pas un enfer, ceux et celles qui détiennent un savoir et une sagesse que nul autre n’a ; que nous les laissions donc mourir par grappes dans des maisons qui n’ont de retraite que le nom, faute de pouvoir sauver tout le monde, disent-ils.
Le deuil impossible des familles
Je suis en colère et j’ai la rage, en pensant à toutes ces familles qui vivront avec la terrible douleur d’un deuil impossible, d’un adieu impossible, d’une justice impossible. Ces familles auxquelles on ne donne pas accès à leur proche, ces familles qui appellent sans cesse les services pour avoir des nouvelles, et auxquelles aucun soignant ne peut répondre, trop occupé à tenter une intervention de la dernière chance. Ces familles qui sont ou pourraient être la nôtre…

 
Je suis en colère et j’ai la rage, quand je vois mes collègues soignants se battre, tous les jours, toutes les minutes, pour tenter d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui se retrouvent en détresse respiratoire, y perdre une énergie folle, mais y retourner, tous les jours, toutes les minutes. Je suis en colère et j’ai la rage, devant les conditions de travail de mes collègues brancardiers, ASH, secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, kinés, ergothérapeutes, cadres, psychomotriciens, éducateurs, logisticiens, professionnels de la sécurité… car nous manquons de tout, et pourtant, il faut aller au charbon.
Je suis en colère et j’ai la rage, car, lorsque je me rends à mon travail, et lorsque j’en pars, je croise en quelques minutes trois ou quatre véhicules d’urgence, transportant une personne pleine de l’espoir d’être sauvée… Comment ne pas avoir confiance dans nos hôpitaux ? Ils sont à la pointe, ils sont parfaitement en état de fonctionner, de protéger, de guérir… et pourtant, combien de ces ambulances mènent leur passager vers leur dernier lieu ? Combien de ces patients refranchiront la porte sains et saufs ?
Je suis en colère et j’ai la rage, car cela fait des années que nous crions notre inquiétude, notre incompréhension, notre dégoût, notre mécontentement, devant les politiques de santé menées par les différents gouvernements, qui ont pensé que l’hôpital était une entreprise comme une autre, que la santé pouvait être un bien spéculatif, que l’économie devait l’emporter sur le soin, que nos vies avaient une valeur marchande.

 
Je suis en colère et j’ai la rage quand je constate que nos services d’urgences demandent de l’aide depuis si longtemps, quand je pense que les personnes qui arrivent avec le Samu posent leur regard (souvent le dernier sur l’extérieur) sur ces banderoles disant «URGENCES EN GRÈVE», qu’elles se trouvent face à des médecins traitants à la retraite du fait du départ des urgentistes, ces spécialistes de l’urgence qui seraient tant nécessaires en ces jours sombres…
De l’exploitation des étudiants infirmiers

Je suis en colère et j’ai la rage devant la manière dont on exploite nos étudiants en soins infirmiers ou aides-soignants, qui se retrouvent à faire des travaux d’une dureté que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, qui, a à peine 20 ans, doivent mettre les corps de nos morts dans des sacs mortuaires, sans préparation, sans soutien, sans qu’ils et elles aient pu se dire volontaires. Pourquoi demander ? Cela fait partie de leur formation, voyons ! Et ils devraient s’estimer heureux, ils reçoivent une gratification de quelques centaines d’euros, vu qu’ils interviennent en tant que stagiaires.
Je suis en colère et j’ai la rage, car la situation actuelle est le fruit de ces politiques, de ces fermetures de lits comme ils aiment le dire, oubliant que sur ces lits, il y avait des humains qui en avaient besoin, de ces putains de lits ! De ces suppressions de postes, parce qu’un infirmier, c’est cher, ça prend de la place sur le budget prévisionnel ; de ces externalisations de tous les métiers du soin, puisqu’un ASH en moins dans les chiffres du nombre de fonctionnaires, c’est toujours un fonctionnaire en moins dont ils peuvent s’enorgueillir.
Je suis en colère et j’ai la rage, car celles et ceux qui sont au boulot tous les jours, malgré la peur ancrée au ventre, peur d’être infecté, peur de transmettre le virus aux proches, peur de le refiler aux autres patients, peur de voir un collègue sur le lit de la chambre 10 ; celles-ci et ceux-là se sont fait cracher dessus pendant des années dans les discours politiques, se sont retrouvés privés de leur dignité lorsqu’on leur demandait d’enchaîner à deux professionnels tous les soins d’un service en quelques minutes, bousculés dans leur éthique et leur déontologie professionnelle par les demandes contradictoires et folles de l’administration. Et aujourd’hui, ce sont ces personnes qui prennent leur voiture, leur vélo, leurs pieds, tous les jours pour travailler malgré le risque continu d’être frappées par le virus, alors que ceux qui les ont malmenés sont tranquillement installés chez eux ou dans leur appartement de fonction.
Je suis en colère et j’ai la rage, parce qu’aujourd’hui, mon hôpital fait face à une crise sans précédent, tandis que celles et ceux qui l’ont vidé de ses forces sont loin. Parce que mon hôpital a été pris pour un putain de tremplin pour des directeurs aussi éphémères qu’incompétents qui ne visaient que la direction d’un CHU et qui sont passés par Mulhouse histoire de prouver qu’ils savaient mener une politique d’austérité bête et méchante… Parce que mon hôpital a été la cible d’injonctions insensées au nom d’une obscure certification, pour laquelle il semblait bien plus important de montrer une traçabilité sans faille plutôt qu’une qualité de soin humain.
Parce qu’en gros, mon hôpital ne fut rien de plus qu’un cobaye pour des administrateurs dont seule l’autovalorisation égoïste avait de l’importance. Parce qu’au-delà de mon hôpital, ce sont les personnes qui y sont accueillies qui ont été considérées comme des valeurs négligeables, des chiffres parmi d’autres, des variables sur la ligne recettes/dépenses. Parce que dans l’esprit bêtement comptable de la direction générale de l’organisation des soins, patients et soignants sont tous dans le même panier d’un lean management des plus écœurants…

Les premiers de cordée et leur respirateur

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je me souviens des premiers de cordée censés tenir notre pays, censés être le fer de lance de notre pays, censés nous amener, nous, petites gens, vers des sommets ; et que ce sont ces petites gens, ces caissières de supermarché, ces éboueurs dans nos rues, ces ASH dans nos hôpitaux, ces agriculteurs dans les champs, ces manutentionnaires amazone, ces routiers dans leurs camions, ces secrétaires à l’accueil des institutions, et bien d’autres, qui permettent aux habitants de continuer de vivre, de se nourrir, de s’informer, d’éviter d’autres épidémies… Pendant que les premiers de cordée lorgnent leur respirateur artificiel personnel, le prospectus de la clinique hi-tech dernier cri qui les sauvera au cas où, regardent les fluctuations de la Bourse comme d’autres comptent les cadavres dans leur service.
Je suis en colère et j’ai la rage envers ces hommes et ces femmes politiques qui n’ont eu de cesse de détruire notre système social et de santé, qui n’ont eu de cesse de nous expliquer qu’il fallait faire un effort collectif pour atteindre le sacro-saint équilibre budgétaire (à quel prix ?) ; que «les métiers du soin, c’est du sacrifice, de la vocation»… Ces politiques qui aujourd’hui osent nous dire que ce n’est pas le temps des récriminations et des accusations, mais celui de l’union sacrée et de l’apaisement… Sérieux ? Vous croyez vraiment que nous allons oublier qui nous a mis dans cette situation ? Que nous allons oublier qui a vidé les stocks de masques, de tests, de lunettes de sécurité, de solutions hydroalcooliques, de surchaussures, de blouses, de gants, de charlottes, de respirateurs (de putain de respirateurs tellement primordiaux aujourd’hui) ? Que nous allons oublier qui nous a dit de ne pas nous inquiéter, que ce n’était qu’une grippe, que ça ne passerait jamais en France, qu’il ne servait à rien de se protéger, que même pour les professionnels, les masques, c’était too much ?
Que nous allons oublier l’indifférence et le mépris pour ce qui se passait chez nos sœurs et nos frères chinois, chez nos sœurs et nos frères iraniens, chez nos sœurs et nos frères italiens, et ce qui se passera sous peu chez nos sœurs et nos frères du continent africain et chez nos sœurs et nos frères latino-américains ? Nous n’oublierons pas ! Tenez-le-vous pour dit…
Je suis en colère et j’ai la rage, car je vis depuis une semaine avec cette satanée boule dans la gorge, cette envie de me prostrer, de pleurer toutes les larmes de mon corps, quand j’écoute la détresse et la souffrance de mes collègues, quand ils et elles me parlent du fait de ne pas pouvoir embrasser leurs enfants parce que personne ne peut être sûr de ne pas ramener le virus, lorsque s’expriment les moments de craquage dans la voiture avant et après la journée de travail, quand je pense aux ravages à venir, psychiquement parlant, lorsque tout ça sera derrière nous, et qu’il y aura le temps de penser…
Je suis en colère et j’ai la rage, mais surtout un désespoir profond, une tristesse infinie…
Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies.
Et croyez-moi, ce moment viendra. Elles flamberont, et nous exigerons justice, nous demanderons des comptes à tous ceux qui nous ont conduits dans ce mur terrible. Sans violence. A quoi bon ? Non, avec une humanité et une sagesse dont ils sont dépourvus. Entendez-vous cette petite musique ? Celle qui se murmure tout bas mais qui monte en puissance ? Ce refrain des Fugees : «Ready or not, here I come ! You can hide ! Gonna find you and take it slowly !» *
Nous arrivons…
Claude Baniam psychologue à l’hôpital de Mulhouse
____________________________
* Traduction :
 » Prêt ou pas, j’arrive ! Tu peux te cacher! Je vais te trouver et le prendre lentement  »

Le jeudi 26 mars:

Le monde diplomatique:

Contre les pandémies, l’écologie:

Même au XXIe siècle, les vieux remèdes apparaissent aux yeux des autorités chinoises comme le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie due au coronavirus. Des centaines de millions de personnes subiraient des restrictions dans leurs déplacements. N’est-il pas temps de se demander pourquoi les pandémies se succèdent à un rythme de plus en plus soutenu ?

Serait-ce un pangolin ? Une chauve-souris ? Ou même un serpent, comme on a pu l’entendre un temps avant que cela ne soit démenti ? C’est à qui sera le premier à incriminer l’animal sauvage à l’origine de ce coronavirus, officiellement appelé SRAS-CoV-2 (1), dont le piège s’est refermé sur plusieurs centaines de millions de personnes, placées en quarantaine ou retranchées derrière des cordons sanitaires en Chine et dans d’autres pays. S’il est primordial d’élucider ce mystère, de telles spéculations nous empêchent de voir que notre vulnérabilité croissante face aux pandémies a une cause plus profonde : la destruction accélérée des habitats.

Depuis 1940, des centaines de microbes pathogènes sont apparus ou réapparus dans des régions où, parfois, ils n’avaient jamais été observés auparavant. C’est le cas du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), d’Ebola en Afrique de l’Ouest, ou encore de Zika sur le continent américain. La majorité d’entre eux (60 %) sont d’origine animale. Certains proviennent d’animaux domestiques ou d’élevage, mais la plupart (plus des deux tiers) sont issus d’animaux sauvages.

Or ces derniers n’y sont pour rien. En dépit des articles qui, photographies à l’appui, désignent la faune sauvage comme le point de départ d’épidémies dévastatrices (2), il est faux de croire que ces animaux sont particulièrement infestés d’agents pathogènes mortels prêts à nous contaminer. En réalité, la plus grande partie de leurs microbes vivent en eux sans leur faire aucun mal. Le problème est ailleurs : avec la déforestation, l’urbanisation et l’industrialisation effrénées, nous avons offert à ces microbes des moyens d’arriver jusqu’au corps humain et de s’adapter.

La destruction des habitats menace d’extinction quantité d’espèces (3), parmi lesquelles des plantes médicinales et des animaux sur lesquels notre pharmacopée a toujours reposé. Quant à celles qui survivent, elles n’ont d’autre choix que de se rabattre sur les portions d’habitat réduites que leur laissent les implantations humaines. Il en résulte une probabilité accrue de contacts proches et répétés avec l’homme, lesquels permettent aux microbes de passer dans notre corps, où, de bénins, ils deviennent des agents pathogènes meurtriers.

Ebola l’illustre bien. Une étude menée en 2017 a révélé que les apparitions du virus, dont la source a été localisée chez diverses espèces de chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique centrale et de l’Ouest qui ont récemment subi des déforestations. Lorsqu’on abat leurs forêts, on contraint les chauves-souris à aller se percher sur les arbres de nos jardins et de nos fermes. Dès lors, il est facile d’imaginer la suite : un humain ingère de la salive de chauve-souris en mordant dans un fruit qui en est couvert, ou, en tentant de chasser et de tuer cette visiteuse importune, s’expose aux microbes qui ont trouvé refuge dans ses tissus. C’est ainsi qu’une multitude de virus dont les chauves-souris sont porteuses, mais qui restent chez elles inoffensifs, parviennent à pénétrer des populations humaines — citons par exemple Ebola, mais aussi Nipah (notamment en Malaisie ou au Bangladesh) ou Marburg (singulièrement en Afrique de l’Est). Ce phénomène est qualifié de « passage de la barrière d’espèce ». Pour peu qu’il se produise fréquemment, il peut permettre aux microbes issus des animaux de s’adapter à nos organismes et d’évoluer au point de devenir pathogènes.

Il en va de même des maladies transmises par les moustiques, puisque un lien a été établi entre la survenue d’épidémies et la déforestation (4) — à ceci près qu’il s’agit moins ici de la perte des habitats que de leur transformation. Avec les arbres disparaissent la couche de feuilles mortes et les racines. L’eau et les sédiments ruissellent plus facilement sur ce sol dépouillé et désormais baigné de soleil, formant des flaques favorables à la reproduction des moustiques porteurs du paludisme. Selon une étude menée dans douze pays, les espèces de moustiques vecteurs d’agents pathogènes humains sont deux fois plus nombreuses dans les zones déboisées que dans les forêts restées intactes.
Dangers de l’élevage industriel

La destruction des habitats agit également en modifiant les effectifs de diverses espèces, ce qui peut accroître le risque de propagation d’un agent pathogène. Un exemple : le virus du Nil occidental, transporté par les oiseaux migrateurs. En Amérique du Nord, les populations d’oiseaux ont chuté de plus de 25 % ces cinquante dernières années sous l’effet de la perte des habitats et d’autres destructions (5). Mais toutes les espèces ne sont pas touchées de la même façon. Des oiseaux dits spécialistes (d’un habitat), comme les pics et les rallidés, ont été frappés plus durement que des généralistes comme les rouges-gorges et les corbeaux. Si les premiers sont de piètres vecteurs du virus du Nil occidental, les seconds, eux, en sont d’excellents. D’où une forte présence du virus parmi les oiseaux domestiques de la région, et une probabilité croissante de voir un moustique piquer un oiseau infecté, puis un humain (6).

Même phénomène s’agissant des maladies véhiculées par les tiques. En grignotant petit à petit les forêts du Nord-Est américain, le développement urbain chasse des animaux comme les opossums, qui contribuent à réguler les populations de tiques, tout en laissant prospérer des espèces bien moins efficaces sur ce plan, comme la souris à pattes blanches et le cerf. Résultat : les maladies transmises par les tiques se répandent plus facilement. Parmi elles, la maladie de Lyme, qui a fait sa première apparition aux États-Unis en 1975. Au cours des vingt dernières années, sept nouveaux agents pathogènes portés par les tiques ont été identifiés (7).

Les risques d’émergence de maladies ne sont pas accentués seulement par la perte des habitats, mais aussi par la façon dont on les remplace. Pour assouvir son appétit carnivore, l’homme a rasé une surface équivalant à celle du continent africain (8) afin de nourrir et d’élever des bêtes destinées à l’abattage. Certaines d’entre elles empruntent ensuite les voies du commerce illégal ou sont vendues sur des marchés d’animaux vivants (wet markets). Là, des espèces qui ne se seraient sans doute jamais croisées dans la nature se retrouvent encagées côte à côte, et les microbes peuvent allègrement passer de l’une à l’autre. Ce type de développement, qui a déjà engendré en 2002-2003 le coronavirus responsable de l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), est peut-être à l’origine du coronavirus inconnu qui nous assiège aujourd’hui.

Mais bien plus nombreux sont les animaux qui évoluent au sein de notre système d’élevage industriel. Des centaines de milliers de bêtes entassées les unes sur les autres en attendant d’être conduites à l’abattoir : voilà des conditions idéales pour que les microbes se muent en agents pathogènes mortels. Par exemple, les virus de la grippe aviaire, hébergés par le gibier d’eau, font des ravages dans les fermes remplies de poulets en captivité, où ils mutent et deviennent plus virulents — un processus si prévisible qu’il peut être reproduit en laboratoire. L’une de leurs souches, le H5N1, est transmissible à l’homme et tue plus de la moitié des individus infectés. En 2014, en Amérique du Nord, il a fallu abattre des dizaines de millions de volailles pour enrayer la propagation d’une autre de ces souches (9).

Les montagnes de déjections produites par notre bétail offrent aux microbes d’origine animale d’autres occasions d’infecter les populations. Comme il y a infiniment plus de déchets que ne peuvent en absorber les terres agricoles sous forme d’engrais, ils finissent souvent par être stockés dans des fosses non étanches — un havre rêvé pour la bactérie Escherichia coli. Plus de la moitié des animaux enfermés dans les parcs d’engraissement américains en sont porteurs, mais elle y demeure inoffensive (10). Chez les humains, en revanche, E. coli provoque des diarrhées sanglantes, de la fièvre, et peut entraîner des insuffisances rénales aiguës. Et comme il n’est pas rare que les déjections animales se déversent dans notre eau potable et nos aliments, 90 000 Américains sont contaminés chaque année.

Bien que ce phénomène de mutation des microbes animaux en agents pathogènes humains s’accélère, il n’est pas nouveau. Son apparition date de la révolution néolithique, quand l’être humain a commencé à détruire les habitats sauvages pour étendre les terres cultivées et à domestiquer les animaux pour en faire des bêtes de somme. En échange, les animaux nous ont offert quelques cadeaux empoisonnés : nous devons la rougeole et la tuberculose aux vaches, la coqueluche aux cochons, la grippe aux canards.

Le processus s’est poursuivi pendant l’expansion coloniale européenne. Au Congo, les voies ferrées et les villes construites par les colons belges ont permis à un lentivirus hébergé par les macaques de la région de parfaire son adaptation au corps humain. Au Bengale, les Britanniques ont empiété sur l’immense zone humide des Sundarbans pour développer la riziculture, exposant les habitants aux bactéries aquatiques présentes dans ces eaux saumâtres. Les pandémies causées par ces intrusions coloniales restent d’actualité. Le lentivirus du macaque est devenu le VIH. La bactérie aquatique des Sundarbans, désormais connue sous le nom de choléra, a déjà provoqué sept pandémies à ce jour, l’épidémie la plus récente étant survenue en Haïti.

Heureusement, dans la mesure où nous n’avons pas été des victimes passives de ce processus, nous pouvons aussi faire beaucoup pour réduire les risques d’émergence de ces microbes. Nous pouvons protéger les habitats sauvages pour faire en sorte que les animaux gardent leurs microbes au lieu de nous les transmettre, comme s’y efforce notamment le mouvement One Health (11).

Nous pouvons mettre en place une surveillance étroite des milieux dans lesquels les microbes des animaux sont le plus susceptibles de se muer en agents pathogènes humains, en tentant d’éliminer ceux qui montrent des velléités d’adaptation à notre organisme avant qu’ils ne déclenchent des épidémies. C’est précisément ce à quoi s’attellent depuis dix ans les chercheurs du programme Predict, financé par l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid). Ils ont déjà identifié plus de neuf cents nouveaux virus liés à l’extension de l’empreinte humaine sur la planète, parmi lesquels des souches jusqu’alors inconnues de coronavirus comparables à celui du SRAS (12).

Aujourd’hui, une nouvelle pandémie nous guette, et pas seulement à cause du Covid-19. Aux États-Unis, les efforts de l’administration Trump pour affranchir les industries extractives et l’ensemble des activités industrielles de toute réglementation ne pourront manquer d’aggraver la perte des habitats, favorisant le transfert microbien des animaux aux humains. Dans le même temps, le gouvernement américain compromet nos chances de repérer le prochain microbe avant qu’il ne se propage : en octobre 2019, il a décidé de mettre un terme au programme Predict. Enfin, début février 2020, il a annoncé sa volonté de réduire de 53 % sa contribution au budget de l’Organisation mondiale de la santé.

Comme l’a déclaré l’épidémiologiste Larry Brilliant, « les émergences de virus sont inévitables, pas les épidémies ». Toutefois, nous ne serons épargnés par ces dernières qu’à condition de mettre autant de détermination à changer de politique que nous en avons mis à perturber la nature et la vie animale.

Sonia Shah
——————————–
Le jeudi 27 mars:
Face à la pandémie, retournons la « stratégie du choc » en déferlante de solidarité !
Posted on 2020/03/21 by laderiveuse

Près de 230 médecins, infirmier.e.s., psychologues, réanimateurs, enseignant.e.s, comédien.ne.s, paysan.ne.s, artistes, chercheuses, scientifiques, musicien.ne.s, syndicalistes, éditeurs, libraires et autres personnalités appellent à s’auto-organiser face à la pandémie de Covid-19 et à rejoindre le réseau de solidarité COVID-ENTRAIDE FRANCE. [1]

Depuis une semaine la France est entrée dans une nouvelle réalité vertigineuse. Le Covid-19 n’est plus une « petite grippe », selon nos gouvernants, mais la « pire crise sanitaire depuis un siècle ». Un choc intime qui nous fait trembler pour nos proches et toutes les personnes particulièrement fragiles. Une secousse géopolitique qui fait s’effondrer la mondialisation néolibérale comme un château de cartes. 2019 avait été une année d’incendies ravageurs en Australie, Amazonie et ailleurs, et d’immenses soulèvements populaires. 2020 a d’ores et déjà les traits d’une paralysie totale, une crise systémique majeure.

Cette pandémie achève de rendre irrespirable la vie dans un système politique et économique délirant, néfaste, mais surtout inutile au moment où un immense besoin de soin se fait sentir. Après être resté attentiste pendant un mois et demi, Emmanuel Macron a promis, pour ne pas perdre la face, que « l’État paiera […] quoi qu’il en coûte ». La « mobilisation générale » est décrétée. « Nous sommes en guerre », paraît-il, contre un « ennemi invisible ».

Face à cette rhétorique militariste, nous affirmons une autre logique. À « l’union nationale » nous préférons l’entraide générale. À la guerre, nous opposons le soin, de nos proches jusqu’aux peuples du monde entier et au vivant. En France, comme dans les autres pays, nous allons tenir ensemble pour faire face à l’épidémie. Nous allons transformer l’isolement imposé en immense élan d’auto-organisation et de solidarité collective.

Avec nos voisin.e.s, nos ami.e.s, nos familles, nos proches, nos collègues ; dans nos immeubles, nos rues, nos quartiers, nos villes et nos villages ; notamment en utilisant les réseaux sociaux, nous allons construire l’entraide à la base. Pour aider les plus fragiles qui ne peuvent pas sortir à obtenir de la nourriture. Pour garder les enfants de celles et ceux qui doivent continuer de travailler. Pour partager des informations vérifiées sur la situation. Pour se donner des nouvelles et se réconforter dans cette situation déchirante. Pour soutenir les plus précaires dans leurs luttes pour vivre. Pour faire face à une crise économique, bancaire et financière qui s’annonce dévastatrice malgré les annonces faussement rassurantes des banques centrales. En restant chez nous pour le moment, mais dans la rue dès que possible.

Face à l’ampleur du bouleversement, même Emmanuel Macron appelle à « innover dans la solidarité ». Mais nous ne sommes pas dupes du fameux « en même temps » : l’entraide que nous construisons n’est pas l’auxiliaire d’un État néolibéral défaillant. Elle ne sera pas le cheval de Troie d’une future « stratégie du choc » à base de télétravail, de « volontariat citoyen » dans des services publics détruits, et de poursuite dans la destruction des acquis sociaux au nom de « l’état d’urgence sanitaire ».

Notre solidarité est celle du peuple, de ceux d’en bas, qui se serrent les coudes pour survivre et pour vivre dignement. Elle n’a rien à voir avec celle des élites mondiales – facilement dépistées, elles -, qui se retranchent dans leurs palais dorés, protégés et désinfectés pendant que les soignant-e-s sont « au front » sans moyens et fabriquent leurs propres masques de protection en prenant tous les risques.

Pendant que les travailleurs sociaux et les institutrices gardent leurs enfants, sans consigne officielle pour se protéger, s’exposant à une contamination. Pendant que les plus précaires, les sans logis, sans papiers, sans réseaux sociaux, les intérimaires sans chômage partiel, les « indépendants » contraints au travail en danger ou sans activité, seront encore plus frappé.e.s par la crise. Pendant que les « déjà confiné.e.s », les migrant.e.s enfermé.e.s en centres de rétentions et les prisonnier-e-s voient leur situation encore aggravée. Pendant que les habitant.e.s des quartiers populaires et les personnes racisé.e.s sont parmi les premier.e.s visé.e.s par la répression liée au confinement.

Jamais l’alternative n’a été si claire, le scandale si palpable : nous jouons notre vie pendant qu’eux gèrent l’économie.

L’entraide que nous allons construire s’inscrit dans le sillage du soulèvement des peuples partout dans le monde au cours des derniers mois, du Chili au Liban, de l’Algérie au Soudan. Cette vague a répandu sur la planète la nécessité de mettre nos corps en jeu. Le Covid-19 rend indispensable, pour l’heure, leur confinement. Mais révoltées ou confinés, nous mourrons d’un système qui recherche le profit et l’efficacité et pas le soin, le pouvoir et la compétition et pas l’entraide.

Cette épidémie ravageuse n’est pas une simple réalité biologique. Elle est amplifiée par les politiques néolibérales, la destruction méthodique de l’hôpital et de l’ensemble des services publics. Si ce virus tue autant, c’est aussi parce qu’il n’y a plus assez de soignant.e.s et de lits, pas assez de respirateurs ou parce que l’hôpital tend à devenir une entreprise à flux tendu. Et si nous applaudissons chaque soir à 20h les soignant.e.s, c’est aussi pour contenir notre colère contre les gouvernants qui savaient que la tempête arrivait depuis deux mois sans rien faire.

Nous appelons donc à renforcer la solidarité et l’auto-organisation pour faire face à la pandémie et la crise systémique, partout où c’est possible, sous toutes les formes imaginables, tout en respectant la nécessité absolue du confinement pour freiner la propagation. Plus particulièrement, nous appelons à rejoindre le réseau de solidarité auto-organisé #COVID-ENTRAIDE FRANCE (https://covid-entraide.fr/) qui se constitue dans des dizaines de lieux depuis une dizaine de jours. Nous invitons à créer des groupes d’entraides locaux en ligne et sur le terrain, de notre hameau à notre village, de notre immeuble à notre ville. Nous appelons à recenser les centaines d’initiatives qui se créent à travers une cartographie collaborative (https://covidentraide.gogocarto.fr).

Ne restons pas sidéré.e.s face à cette situation qui nous bouleverse, nous enrage et nous fait trembler. Lorsque la pandémie sera finie, d’autres crises viendront. Entre temps, il y aura des responsables à aller chercher, des comptes à rendre, des plaies à réparer et un monde à construire. À nous de faire en sorte que l’onde de choc mondiale du Covid-19 soit la « crise » de trop et marque un coup d’arrêt au régime actuel d’exploitation et de destruction des conditions d’existence sur Terre. Il n’y aura pas de « sortie de crise » sans un bouleversement majeur de l’organisation sociale et économique actuelle.

Il y aura un avant et un après. Nous sommes pour l’instant confiné-e-s, mais nous nous organisons. Et, pour sûr, nous reprendrons les rues, les jardins, les outils de travail, les moyens de communication et les assemblées, ensemble.

La stratégie du choc doit s’inverser. Cette fois-ci le choc ne servira pas à affermir le contrôle, le pouvoir central, les inégalités et le néolibéralisme, mais à renforcer l’entraide et l’auto-organisation. À les inscrire dans le marbre.
—————————————————-

Samedi 28 mars:
Monologue du virus:

« Je suis venu mettre à l’arrêt la machine dont vous ne trouviez pas le frein d’urgence. »
paru dans lundimatin#234, le 19 mars 2020

Faites taire, chers humains, tous vos ridicules appels à la guerre. Baissez les regards de vengeance que vous portez sur moi. Éteignez le halo de terreur dont vous entourez mon nom. Nous autres, virus, depuis le fond bactériel du monde, sommes le véritable continuum de la vie sur Terre. Sans nous, vous n’auriez jamais vu le jour, non plus que la première cellule.

[Les traductions finnoises, chinoises, portugaises, italiennes, allemandes et espagnoles sont disponibles sous cet article. Versions roumaines, argentines, danoises, farsi, anglaises et arabes en cours de traduction.]

Nous sommes vos ancêtres, au même titre que les pierres et les algues, et bien plus que les singes. Nous sommes partout où vous êtes et là où vous n’êtes pas aussi. Tant pis pour vous, si vous ne voyez dans l’univers que ce qui est à votre semblance ! Mais surtout, cessez de dire que c’est moi qui vous tue. Vous ne mourez pas de mon action sur vos tissus, mais de l’absence de soin de vos semblables. Si vous n’aviez pas été aussi rapaces entre vous que vous l’avez été avec tout ce qui vit sur cette planète, vous auriez encore assez de lits, d’infirmières et de respirateurs pour survivre aux dégâts que je pratique dans vos poumons. Si vous ne stockiez vos vieux dans des mouroirs et vos valides dans des clapiers de béton armé, vous n’en seriez pas là. Si vous n’aviez pas changé toute l’étendue hier encore luxuriante, chaotique, infiniment peuplée du monde ou plutôt des mondes en un vaste désert pour la monoculture du Même et du Plus, je n’aurais pu m’élancer à la conquête planétaire de vos gorges. Si vous n’étiez presque tous devenus, d’un bout à l’autre du dernier siècle, de redondantes copies d’une seule et intenable forme de vie, vous ne vous prépareriez pas à mourir comme des mouches abandonnées dans l’eau de votre civilisation sucrée. Si vous n’aviez rendu vos milieux si vides, si transparents, si abstraits, croyez bien que je ne me déplacerais pas à la vitesse d’un aéronef. Je ne viens qu’exécuter la sanction que vous avez depuis longtemps prononcée contre vous-mêmes. Pardonnez-moi, mais c’est vous, que je sache, qui avez inventé le nom d’ « Anthropocène ». Vous vous êtes adjugé tout l’honneur du désastre ; maintenant qu’il s’accomplit, il est trop tard pour y renoncer. Les plus honnêtes d’entre vous le savent bien : je n’ai d’autre complice que votre organisation sociale, votre folie de la « grande échelle » et de son économie, votre fanatisme du système. Seuls les systèmes sont « vulnérables ». Le reste vit et meurt. Il n’y a de « vulnérabilité » que pour ce qui vise au contrôle, à son extension et à son perfectionnement. Regardez-moi bien : je ne suis que le revers de la Mort régnante.

Cessez donc de me blâmer, de m’accuser, de me traquer. De vous tétaniser contre moi. Tout cela est infantile. Je vous propose une conversion du regard : il y a une intelligence immanente à la vie. Nul besoin d’être un sujet pour disposer d’une mémoire ou d’une stratégie. Nul besoin d’être souverain pour décider. Bactéries et virus aussi peuvent faire la pluie et le beau temps. Voyez donc en moi votre sauveur plutôt que votre fossoyeur. Libre à vous de ne pas me croire, mais je suis venu mettre à l’arrêt la machine dont vous ne trouviez pas le frein d’urgence. Je suis venu suspendre le fonctionnement dont vous étiez les otages. Je suis venu manifester l’aberration de la « normalité ». « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie à d’autres était une folie »… « Il n’y a pas de limite budgétaire, la santé n’a pas de prix » : voyez comme je fais fourcher la langue et l’esprit de vos gouvernants ! Voyez comme je vous les ramène à leur rang réel de misérables margoulins, et arrogants avec ça ! Voyez comme ils se dénoncent soudain non seulement comme superflus, mais comme nuisibles ! Vous n’êtes pour eux que les supports de la reproduction de leur système, soit moins encore que des esclaves. Même le plancton est mieux traité que vous.

Gardez-vous bien, cependant, de les accabler de reproches, d’incriminer leurs insuffisances. Les accuser d’incurie, c’est encore leur prêter plus qu’ils ne méritent. Demandez-vous plutôt comment vous avez pu trouver si confortable de vous laisser gouverner. Vanter les mérites de l’option chinoise contre l’option britannique, de la solution impériale-légiste contre la méthode darwiniste-libérale, c’est ne rien comprendre à l’une comme à l’autre, à l’horreur de l’une comme à l’horreur de l’autre. Depuis Quesnay, les « libéraux » ont toujours lorgné avec envie sur l’empire chinois ; et ils continuent. Ceux-là sont frères siamois. Que l’un vous confine dans votre intérêt et l’autre dans celui de « la société », revient toujours à écraser la seule conduite non nihiliste : prendre soin de soi, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas. Ne laissez pas ceux qui vous ont menés au gouffre prétendre vous en sortir : ils ne feront que vous préparer un enfer plus perfectionné, une tombe plus profonde encore. Le jour où ils le pourront, ils feront patrouiller l’armée dans l’au-delà.

Remerciez-moi plutôt. Sans moi, combien de temps encore aurait-on fait passer pour nécessaires toutes ces choses inquestionnables et dont on décrète soudain la suspension ? La mondialisation, les concours, le trafic aérien, les limites budgétaires, les élections, le spectacle des compétitions sportives, Disneyland, les salles de fitness, la plupart des commerces, l’assemblée nationale, l’encasernement scolaire, les rassemblements de masse, l’essentiel des emplois de bureau, toute cette sociabilité ivre qui n’est que le revers de la solitude angoissée des monades métropolitaines : tout cela était donc sans nécessité, une fois que se manifeste l’état de nécessité. Remerciez-moi de l’épreuve de vérité des semaines prochaines : vous allez enfin habiter votre propre vie, sans les mille échappatoires qui, bon an mal an, font tenir l’intenable. Sans vous en rendre compte, vous n’aviez jamais emménagé dans votre propre existence. Vous étiez parmi les cartons, et vous ne le saviez pas. Vous allez désormais vivre avec vos proches. Vous allez habiter chez vous. Vous allez cesser d’être en transit vers la mort. Vous haïrez peut-être votre mari. Vous gerberez peut-être vos enfants. Peut-être l’envie vous prendra-t-elle de faire sauter le décor de votre vie quotidienne. A dire vrai, vous n’étiez plus au monde, dans ces métropoles de la séparation. Votre monde n’était plus vivable en aucun de ses points qu’à la condition de fuir sans cesse. Il fallait s’étourdir de mouvement et de distractions tant la hideur avait gagné de présence. Et le fantomatique régnait entre les êtres. Tout était devenu tellement efficace que rien n’avait plus de sens. Remerciez-moi pour tout cela, et bienvenue sur terre !

Grâce à moi, pour un temps indéfini, vous ne travaillerez plus, vos enfants n’iront pas à l’école, et pourtant ce sera tout le contraire des vacances. Les vacances sont cet espace qu’il faut meubler à tout prix en attendant le retour prévu du travail. Mais là, ce qui s’ouvre devant vous, grâce à moi, ce n’est pas un espace délimité, c’est une immense béance. Je vous désoeuvre. Rien ne vous dit que le non-monde d’avant reviendra. Toute cette absurdité rentable va peut-être cesser. A force de n’être pas payé, quoi de plus naturel que de ne plus payer son loyer ? Pourquoi verserait-il encore ses traites à la banque, celui qui ne peut de toute façon plus travailler ? N’est-il pas suicidaire, à la fin, de vivre là où l’on ne peut même pas cultiver un jardin ? Qui n’a plus d’argent ne va pas s’arrêter de manger pour autant, et qui a le fer a le pain. Remerciez-moi : je vous place au pied de la bifurcation qui structurait tacitement vos existences : l’économie ou la vie. C’est à vous de jouer. L’enjeu est historique. Soit les gouvernants vous imposent leur état d’exception, soit vous inventez le vôtre. Soit vous vous attachez aux vérités qui se font jour, soit vous mettez la tête sur le billot. Soit vous employez le temps que je vous donne maintenant pour figurer le monde d’après à partir des leçons de l’effondrement en cours, soit celui-ci achèvera de se radicaliser. Le désastre cesse quand cesse l’économie. L’économie est le ravage. C’était une thèse avant le mois dernier. C’est maintenant un fait. Nul ne peut ignorer ce qu’il faudra de police, de surveillance, de propagande, de logistique et de télétravail pour le refouler.

Face à moi, ne cédez ni à la panique ni au déni. Ne cédez pas aux hystéries biopolitiques. Les semaines qui viennent vont être terribles, accablantes, cruelles. Les portes de la Mort seront grand’ouvertes. Je suis la plus ravageuse production du ravage de la production. Je viens rendre au néant les nihilistes. Jamais l’injustice de ce monde ne sera plus criante. C’est une civilisation, et non vous, que je viens enterrer. Ceux qui veulent vivre devront se faire des habitudes nouvelles, et qui leur seront propres. M’éviter sera l’occasion de cette réinvention, de ce nouvel art des distances. L’art de se saluer, en quoi certains étaient assez bigleux pour voir la forme même de l’institution, n’obéira bientôt plus à aucune étiquette. Il signera les êtres. Ne faites pas cela « pour les autres », pour « la population » ou pour « la société », faites cela pour les vôtres. Prenez soin de vos amis et de vos amours. Repensez avec eux, souverainement, une forme juste de la vie. Faites des clusters de vie bonne, étendez-les, et je ne pourrai rien contre vous. Ceci est un appel non au retour massif de la discipline, mais de l’attention. Non à la fin de toute insouciance, mais de toute négligence. Quelle autre façon me restait-il pour vous rappeler que le salut est dans chaque geste ? Que tout est dans l’infime.

J’ai dû me rendre à l’évidence : l’humanité ne se pose que les questions qu’elle ne peut plus ne pas se poser.

———————————————————————

Mardi 31 mars:
POURQUOI J’AI CAMBRIOLÉ

Messieurs,

Vous savez maintenant qui je suis : un révolté vivant du produit des cambriolages. De plus j’ai incendié plusieurs hôtels et défendu ma liberté contre l’agression d’agents du pouvoir. J’ai mis à nu toute mon existence de lutte ; je la soumets comme un problème à vos intelligences. Ne reconnaissant à personne le droit de me juger, je n’implore ni pardon, ni indulgence. Je ne sollicite pas ceux que je hais et méprise. Vous êtes les plus forts ! Disposez de moi comme vous l’entendrez, envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, peu m’importe ! Mais avant de nous séparer, laissez-moi vous dire un dernier mot.

Puisque vous me reprochez surtout d’être un voleur, il est utile de définir ce qu’est le vol.

À mon avis, le vol est un besoin de prendre que ressent tout homme pour satisfaire ses appétits. Or ce besoin se manifeste en toute chose : depuis les astres qui naissent et meurent pareils à des êtres, jusqu’à l’insecte qui évolue dans l’espace, si petit, si infime que nos yeux ont de la peine à le distinguer. La vie n’est que vols et massacres. Les plantes, les bêtes s’entre-dévorent pour subsister. L’un ne naît que pour servir de pâture à l’autre ; malgré le degré de civilisation, de perfectibilité pour mieux dire, où il est arrivé, l’homme ne faillit pas à cette loi ; il ne peut s’y soustraire sous peine de mort. Il tue et les plantes et les bêtes pour s’en nourrir. Roi des animaux, il est insatiable.

En outre des objets alimentaires qui lui assurent la vie, l’homme se nourrit aussi d’air, d’eau et de lumière. Or a-t-on jamais vu deux hommes se quereller, s’égorger pour le partage de ces aliments ? Pas que je sache. Cependant ce sont les plus précieux sans lesquels un homme ne peut vivre. On peut demeurer plusieurs jours sans absorber de substances pour lesquelles nous nous faisons esclaves. Peut-on en faire autant de l’air ? Pas même un quart d’heure. L’eau compte pour trois quarts du poids de notre organisme et nous est indispensable pour entretenir l’élasticité de nos tissus ; sans la chaleur, sans le soleil, la vie serait tout à fait impossible.

Or tout homme prend, vole ces aliments. Lui en fait-on un crime, un délit ? Non certes ! Pourquoi réserve-t-on le reste ? Parce que ce reste exige une dépense d’effort, une somme de travail. Mais le travail est le propre d’une société, c’est-à-dire l’association de tous les individus pour conquérir, avec peu d’efforts, beaucoup de bien-être. Est-ce bien là l’image de ce qui existe ? Vos institutions sont-elles basées sur un tel mode d’organisation ? La vérité démontre le contraire. Plus un homme travaille, moins il gagne ; moins il produit, plus il bénéficie. Le mérite n’est donc pas considéré. Les audacieux seuls s’emparent du pouvoir et s’empressent de légaliser leurs rapines. Du haut en bas de l’échelle sociale tout n’est que friponnerie d’une part et idiotie de l’autre. Comment voulez-vous que, pénétré de ces vérités, j’aie respecté un tel état de choses ?

Un marchand d’alcool, un patron de bordel s’enrichit, alors qu’un homme de génie va crever de misère sur un grabat d’hôpital. Le boulanger qui pétrit le pain en manque ; le cordonnier qui confectionne des milliers de chaussures montre ses orteils, le tisserand qui fabrique des stocks de vêtements n’en a pas pour se couvrir ; le maçon qui construit des châteaux et des palais manque d’air dans un infect taudis. Ceux qui produisent tout n’ont rien, et ceux qui ne produisent rien ont tout.

Un tel état de choses ne peut que produire l’antagonisme entre les classes laborieuses et la classe possédante, c’est-à-dire fainéante. La lutte surgit et la haine porte ses coups.

Vous appelez un homme « voleur et bandit », vous appliquez contre lui les rigueurs de la loi sans vous demander s’il pouvait être autre chose. A-t-on jamais vu un rentier se faire cambrioleur ? J’avoue ne pas en connaître. Mais moi qui ne suis ni rentier ni propriétaire, qui ne suis qu’un homme ne possédant que ses bras et son cerveau pour assurer sa conservation, il m’a fallu tenir une autre conduite. La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le travail, la mendicité, le vol. Le travail, loin de me répugner, me plaît, l’homme ne peut même pas se passer de travailler ; ses muscles, son cerveau possèdent une somme d’énergie à dépenser. Ce qui m’a répugné, c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richesses dont j’aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité c’est l’avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie.

Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend.

Le vol c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne ; plutôt que mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois ; qu’ouvrier docile et avachi j’eusse créé des richesses en échange d’un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m’en fusse crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique », mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez même accordé la médaille du travail. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes ; vous, vous êtes moins abstraits, vous leur offrez un chiffon de papier.

Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude, messieurs. Je préfère être un cynique conscient de mes droits qu’un automate, qu’une cariatide.

Dès que j’eus possession de ma conscience, je me livrai au vol sans aucun scrupule. Je ne coupe pas dans votre prétendue morale, qui prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu’en réalité il n’y a de pires voleurs que les propriétaires.

Estimez-vous heureux, messieurs, que ce préjugé ait pris racine dans le peuple, car c’est là votre meilleur gendarme. Connaissant l’impuissance de la loi, de la force pour mieux dire, vous en avez fait le plus solide de vos protecteurs. Mais prenez-y garde ; tout n’a qu’un temps. Tout ce qui est construit, édifié par la ruse et la force, la ruse et la force peuvent le démolir.

Le peuple évolue tous les jours. Voyez-vous qu’instruits de ces vérités, conscients de leurs droits, tous les meurt-de-faim, tous les gueux, en un mot, toutes vos victimes, s’armant d’une pince-monseigneur aillent livrer l’assaut à vos demeures pour reprendre leurs richesses, qu’ils ont créées et que vous leur avez volées. Croyez-vous qu’ils en seraient plus malheureux ? J’ai l’idée du contraire. S’ils y réfléchissent bien, ils préféreraient courir tous les risques plutôt que de vous engraisser en gémissant dans la misère. La prison… le bagne… l’échafaud ! dira-t-on. Mais que sont ces perspectives en comparaison d’une vie d’abruti, faite de toutes les souffrances. Le mineur qui dispute son pain aux entrailles de la terre, ne voyant jamais luire le soleil, peut périr d’un instant à l’autre, victime d’une explosion de grisou ; le couvreur qui pérégrine sur les toitures peut faire une chute et se réduire en miettes ; le marin connaît le jour de son départ, mais il ignore s’il reviendra au port. Bon nombre d’autres ouvriers contractent des maladies fatales dans l’exercice de leur métier, s’épuisent, s’empoisonnent, se tuent à créer pour vous ; il n’est pas jusqu’aux gendarmes, aux policiers, vos valets qui, pour un os que vous leur donnez à ronger, trouvent parfois la mort dans la lutte qu’ils entreprennent contre vos ennemis.

Entêtés dans votre égoïsme étroit, vous demeurez sceptiques à l’égard de cette vision, n’est-ce pas ? Le peuple a peur, semblez-vous dire. Nous le gouvernons par la crainte de la répression ; s’il crie, nous le jetterons en prison ; s’il bronche, nous le déporterons au bagne ; s’il agit, nous le guillotinerons ! Mauvais calcul, messieurs, croyez-m’en. Les peines que vous infligerez ne sont pas un remède contre les actes de révolte. La répression, bien loin d’être un remède, voire un palliatif n’est qu’une aggravation du mal.

Les mesures correctives ne peuvent que semer la haine et la vengeance. C’est un cycle fatal. Du reste, depuis que vous tranchez des têtes, depuis que vous peuplez les prisons et les bagnes, avez-vous empêché la haine de se manifester ? Dites ! Répondez ! Les faits démontrent votre impuissance. Pour ma part, je savais pertinemment que ma conduite ne pouvait avoir pour moi d’autre issue que le bagne ou l’échafaud. Vous devez voir que ce n’est pas ce qui m’a empêché d’agir. Si je me suis livré au vol, ça n’a pas été une question de gains, de livres, mais une question de principe, de droit J’ai préféré conserver ma liberté, mon indépendance, ma dignité d’homme, que me faire l’artisan de la fortune d’un maître. En termes plus crus, sans euphémisme, j’ai préféré être voleur que volé.

Certes, moi aussi je réprouve le fait par lequel un homme s’empare violemment et avec ruse du fruit du labeur d’autrui. Mais c’est précisément pour cela que j’ai fait la guerre aux riches, voleurs du bien des pauvres. Moi aussi je voudrais vivre dans une société où le vol serait banni. Je n’approuve et n’ai usé du vol que comme moyen de révolte propre à combattre le plus inique de tous les vols : la propriété individuelle.

Pour détruire un effet, il faut au préalable en détruire la cause. S’il y a vol, ce n’est que parce qu’il y a abondance d’une part et disette de l’autre ; que parce que tout n’appartient qu’à quelques-uns. La lutte ne disparaîtra que lorsque les hommes mettront en commun leurs joies et leurs peines, leurs travaux et leurs richesses ; que lorsque tout appartiendra à tous.

Anarchiste révolutionnaire, j’ai fait ma révolution.

Vienne l’Anarchie !

Alexandre JACOB

—————————————————————-

Mercredi 1er avril:

Le billet d’humeur d’Alain Damasio.
« Ce qui est hallucinant, c’est comment un minuscule virus à létalité finalement assez faible arrive à bouleverser l’ordre économique mondial en un mois.
Soudain, ce qui était décrété totalement impossible devient la norme : la BCE lâche 750 milliards d’euros, excusez du peu, comme une fleur. On trouve de l’argent partout pour les chômeurs partiels, les PME sont réabondées, la santé devient bien national intouchable, c’est tout juste s’ils nous annoncent pas qu’on va revaloriser les retraites de 20% ! Ça montre que tout n’est que question de choix, de priorité sociale et politique. Et qu’on nous a menti éhontément pendant des années — mais évidemment on le savait.
Les pauvres peuvent bien crever du cancer, de l’amiante, de la pollution, de conditions de travail scandaleuses qu’on connaît depuis toujours, les salariés se suicider dans leurs boîtes à management harcelant, ça leur en touche une sans bouger l’autre alors qu’on parle ici de 10 à 15 000 morts rien que pour les effets du chômage.
Mais là attention, c’est différent, hein : ça touche tout le monde, ce petit virus, ça touche même… les riches ! comme les pauvres et même davantage les riches que les pauvres car les riches bougent, voyagent, ils serrent des mains, organisent des réunions, commercent, ils sont mobiles, agiles, ouverts, cosmopolites, transnationaux, urbains, alors ils dérouillent leur mère et ça leur fout les jetons. Et on ne peut pas laisser les riches crever comme des salauds de pauvre quand même, faut pas déconner non plus, faut que les statuts soient maintenus, si l’égalité face à la mort devient la norme, où va-t-on, hein ?
Alors on met le paquet ! On note en passant, mais sans y faire gaffe alors que c’est l’info la plus importante selon moi de l’épidémie, qu’il y a aura au final moins de morts en Chine que les années précédentes grâce au coronavirus et malgré les morts qu’il fait, tout simplement parce que la décroissance forcé de la production et des échanges a limité fortement la pollution en Chine, mais ça, c’est secondaire, ce sont des chiffres pour les pauvres, les riches ont les moyens de se ressourcer, de se protéger et de vivre ailleurs que dans les sites les plus pollués donc ces morts là ne comptent pas.
Il est très probable que tous les états européens renationalisent leur compagnie aérienne, à commencer par Air France pour éviter qu’elle coule corps et biens. Il y a trois mois, on cravachait encore à collecter des pétitions pour éviter qu’ils privatisent Aéroport de Paris, vous vous souvenez ?
Et il est hautement probable qu’on ait un pur retour keynèsien avec relance de la consommation intérieure pour sauver l’économie et nationalisations multiples. Les néolibéraux restent des pragmatiques et savent qu’en cas de catastrophe, seul l’État peut sauver le business et se comportent en socialistes parfaits à ce moment là.
Moi j’ai juste envie de pendre tous les patrons qui chialent pour leurs chiffres d’affaires, et mendient des subventions de l’État, avec leurs tripes.
Et à ma connaissance, les plus touchés de tous, les intermittents, rien n’est prévu pour eux !! La culture peut bien aller se faire foutre. De toute façon, les intermittents sont de sales gauchistes et le spectacle vivant est un business trop secondaire.
Bref, je comprends qu’on s’attache à savoir si l’on est contaminant et à flipper de toucher une poignet de porte et à gueuler sur les gens qui jouent pas ou mal le jeu en ripaillant sur la plage d’en-vau, mais faut déjà se projeter sur l’après et faire en sorte qu’ils n’utilisent pas la récession massive qui vient pour nous étrangler plus que jamais.
Ce qu’on a fait pour le corona, faut le faire pour le réchauffement et la transition écologique, oui, s’appuyer dessus, en faire un étendard du « tout est possible si on le veut ».
Et se rappeler que lorsque quelque chose touche les classes dirigeantes directement, les rend à leur tour vulnérables (cf nb de députés touchés, cf Jacob, Dati; Estrosi, Vassal …), là, comme par enchantement, ça devient priorité nationale « pour tous ». Je vous parie un billet que le virus ne toucherait pas les CSP++, la réaction aurait été totalement différente ».
Alain Damasio

————————————————————–
Jeudi 2varil:

Virus en caisses ! La semaine dernière la décision a été prise par le gouvernement d’interdire les marchés.

Les supermarchés sont parmi les très seuls endroits où – hors de chez soi – il est permis de se rendre, enfin, sauf pour ceux qui continuent à aller bosser : infirmier.ère.s, ouvrier.ère.s, livreur.se.s, etc.

Vous pouvez désormais choisir des légumes, des fruits, des produits de soins dans des rayons où tout le monde a mêlé sa flore microbienne.

Car tout le monde n’est pas muni de gants ou de gel hydro alcoolique.

On peut être bien sûr.e.s que dans notre belle société égalitaire ce sont surtout les ouvriers, les pauvres, les péquenots, et les étrangers, qui en sont privés. Eux n’ont pas bénéficié du marché noir des gants et gels volés ici et là au profit de quelques-un.e.s. On n’arrête pas le business.

Vous pouvez donc passer le temps dans des rayons de grandes surfaces. Venir tous les jours, et à plusieurs. Car comme c’est écrit à l’entrée « s’il vous plaît ne faîtes pas de stock, nous avons de quoi approvisionner !». Effectivement, il y a pénurie parce qu’en un jour tout le monde s’est rué pour faire des réserves. Les supermarchés ont fait en un jour leur chiffre d’affaires d’un mois ! L’heure est plus au « chacun pour soi » et à la peur du manque qu’à des problèmes réels de risques d’approvisionnement. Enfin, surtout pour les supermarchés, car les petits artisans ou les petits producteurs, voient quant à eux leurs matières premières bloquées – immobilisées – retenues : ils n’ont sans doute pas le même pouvoir sur les transporteurs privés, de fait. Mais dans les supermarchés, on peut encore choisir entre le double ou le triple épaisseur, odeur lavande ou pêche. La seule pénurie dans le supermarché le plus proche pour moi que j’ai pu observer, c’était l’approvisionnement en citrons bio, mais c’est habituel.

Les patrons des supermarchés, nos sauveurs, ont bien sûr proposé très gentiment à d’autres enseignes et même à des petits producteurs de leur faire une place dans leurs giga-commerces: trop sympas les mecs (petits producteurs attention… on vous fait une place – c’est l’occasion ! mais bientôt on vous demandera de baisser les prix car avec la marge d’un revendeur supplémentaire ça pourra faire trop cher).

Vous trouverez des fleurs – pour vos disparus, des cartouches d’encre – pour justifier vos déplacements, enfin tout ce qu’il vous faut.

Bien sûr n’oubliez pas d’acheter du poisson, et ce n’est pas parce que la filière appartient aussi à ces géants de l’alimentaire, non, non, non.
Alors que pendant ce temps-là, les pêcheurs qui vendent en direct sur les ports sont : à l’arrêt!

Toutes les dispositions sont bien mises en œuvre pour assurer la non-propagation du virus, nous dit-on, mais quand même on n’irait pas jusqu’à payer des employés supplémentaires ou se réorganiser pour assurer que le respect des distances de sécurité d’1 mètre en rayon ou en caisse sont bien respectées. On a d’abord fait quelques dépenses pour mettre du film plastique étirable devant les caissières (et oui ce sont souvent des femmes, quand même), mais bon ça faisait un peu cheap, et puis concurrence oblige entre géants de la grande distribution, tout le monde s’est mis au diapason : ils ont mis des plaques en pvc ! Effectivement ça fait plus sérieux ! Mais à peine aves-vous sortis votre porte-monnaie, votre carte bleue sans contact, que la caissière fait suivre juste à côté de vous les produits de l’autre client… Que de précautions !

Bref, tout ça, ça coute cher : déjà que nos sauveurs n’auront peut-être pas la totalité de leurs dividendes cette année !

Heureusement, peut-être auront-ils faits quelques gains supplémentaires avec le drive qui ne vous garantit pas des produits non contaminés en surfaces, mais qui rassure.

Bref, le gouvernement, comme les géants de l’alimentaire, pensent à vous et à votre santé…

Alors que… tranquillement… au pays des schtroumpfs, les marchés continuent… la schtroumpfette veille à ce que chaque schtroumpf suive un parcours qui lui permet de passer du schtroumpf maraîcher, au schtroumpf boulanger, au schtroumpf éleveur, au schtroumpf revendeur de fruits… qui ont pré-emballés leur produits – ils sont forts les schtroumpfs – pendant que le grand schtroumpf recueille les idées de tous les schtroumpfs pour prendre les décisions schtroumpfement intelligentes et rassurantes et vérifie que tous ceux qui ont besoin de se faire livrer à domicile le seront, en priorité selon le risque sur leur santé, pas leur revenu. Attention, le pays des schtroumpfs, ce n’est pas la Belgique : là-bas aussi les marchés sont arrêtés. Y’a de l’idée chez les schtroumpfs…

Dans le Perche, certains maires ont soutenu des marchés locaux. Le marché de Margon a bénéficié de sa petite taille, et de sa constitution en association de Petits producteurs, principalement en Agriculture Biologique. Des distances de sécurité de 3 mètres ont été instaurées entre chaque stand, un parcours fléché a été mis en place, tous les producteurs-vendeurs portent des gants et des masques et la mairie finance un nettoyage du lieu. La plage horaire hebdomadaire de tenue du marché a été réduite. Les acheteurs sont incités à tenir un mètre de distance.

Profitons du confinement pour réfléchir ! bientôt il nous faudra choisir : vivre à domicile des vies livrées à domicile, ou préserver des marchés où on pourra parler de notre grand-mère, de notre boulot, et aussi : refaire le monde. Parce que nous ne voulons pas que le confinement soit le monde à venir ! Parce que nous ne voulons pas nous réduire à une vie en ligne, sans contact.

Vendredi 3 avril:

Un lien: Comment contester une amende en période de confinement
Comment contester…

Vendredi 9 avril:

Témoignage d’une infirmière sur les conditions de soin à Lyon dans les services COVID-19

Publié le 10 avril 2020
Covid-19
Infirmière dans un grand hôpital lyonnais, J. apporte ici son témoignage sur les conditions de soin effroyables dans les services dédiés au traitement des patients atteints du COVID-19.
Lorsque l’on prend son service dans un service hospitalier qui traite les patients covid-19, voici le rappel qui nous est fait ; la transmission du coronavirus est établie en 2 catégories ;
• Gouttelette : c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on respire on diffuse des gouttelettes d’eau invisible qui portent le virus. (D’où la mesure barrière à 1 mètre de distance)
• Contact : c’est-à-dire à chaque contact physique avec le patient et avec ce qu’il a touché.
Dans un hôpital public : des services de soins continus ont été transformés en service de réanimation dite « légère » pour répondre à la pandémie. C’est dans ce cadre que j’interviens.
Les conditions de soins, les moyens
Après quelques politesses on m’explique les mesures d’isolement de ce service pour lutter contre le covid-19 et se protéger.
Niveau matériel, le nerf de notre « guerre » ; nous disposons de 2 masques FFP2 par jour et une charlotte pour la journée (de préférence mais si on abuse il n’y en aura plus). Nos journées durent 12 heures.
Je comprends donc rapidement qu’à partir du moment où je mets un FFP2 sur le visage je ne devrai l’enlever que 6h après (les recommandations stipulent qu’au bout de 4h l’efficacité du masque n’est plus garantie).
[On ne va pas se plaindre déjà on en a ! (Ou pleurnicher comme le dit dans un élan de mépris et de sexisme un célèbre animateur télé payé 100 000€ par mois).]
Pour la charlotte la conclusion est : tu mangeras avec ta charlotte sur la tête tu iras avec ta charlotte aux toilettes, etc…
Puis on passe aux autres équipements :
1 paire de lunettes pour ma venue, on me conseille de la mettre dans mes affaires pour la retrouver pour le lendemain (denrée rare également).
La surblouse à manches longues pour protéger les bras et notre tenue : 1 pour 12 heures c’est-à-dire qu’à chaque fois que je rentre dans la chambre DES patients oui parce qu’on en a plusieurs je devrais remettre la même blouse.
Les protocoles médicaux habituels nous ordonnent de changer de surblouse à chaque patient.
Concrètement : je fais la toilette du patient 1 je garde la même blouse pour le patient 2 … Donc à l’intérieur du service, si ma surblouse est souillée par un patient, elle fait le tour des autres.
On nous demande de les mettre de côté pour que l’hôpital les lavent et les stérilisent… (usage unique ?!)
Les tabliers en papier jetables également : qui protègent en cas de soin mouillant et qui protègent le patient de ce qu’on amène des autres chambres.
Le premier jour on m’a demandé d’en mettre un nouveau par-dessus la surblouse pour chaque patient et à chaque passage.
Puis la consigne a changé : 1 par patient par jour, à mettre de côté et à remettre à chaque fois dans la chambre.
Qui nous donne ces consignes : les responsables des services d’hygiène de l’hôpital qui en fonction des stocks nous donnent la bonne conduite à tenir… Ils sont normalement garants de notre sécurité et de celle des patients.
J’allais oublier les gants : normalement pour tout patient covid ou pas covid les consignes sont claires :
Tout soin où il y a contact avec le patient nécessite des gants ou toute exposition à des liquides biologiques.
Et là…. nouvelle remarque, les gants commencent à manquer, donc il sera possible et concevable que lorsque que nous faisons la toilette des patients, il n’y a plus de nécessité de mettre des gants. Nous procéderons donc aux soins d’hygiène corporelle à mains nues dans les jours à venir si les stocks n’arrivent pas.
C’est bien l’infirmière diplômée d’Etat hygiéniste qui nous tient ce discours.
L’infirmière contaminante
La journée continue je commence à me sentir sale, j’ai l’impression de diffuser du covid-19 partout ce qui est le cas car comme ils sont tous infectés on ne doit pas s’en faire.
Cependant, on nous demande de désinfecter toutes les surfaces toutes les 3h (poignées de porte \ ordinateur\ téléphone).
Ma surblouse a été à plusieurs reprises empruntées par les médecins qui n’osent pas en prendre une neuve de peur de vider un peu plus les stocks, mes tabliers disparaissent puis reviennent car les autres soignants les utilisent aussi…
Et là ma collègue me dit qu’il ne faut pas s’en faire nos masques n’ont que 20 ans de péremption ! et oui, ils sont périmés depuis 2001.
Ambiance, je vous laisse imaginer la tension qui règne dans ce service qui est transformé (unité de soins continus en unité de réanimation) avec du personnel qui n’est jamais là d’habitude (les infirmiers anesthésistes et les infirmiers de bloc opératoire sont présents ainsi que des intérimaires). Les soignants n’ont pas accès à des plannings clairs et se retrouvent confrontés à de multiples difficultés d’organisation ce qui génère beaucoup de tensions.
Les bouteilles de Solution hydro alcoolique sont sous clef, elles sont gérées par le médecin de garde qui lui n’est même pas au courant de sa mission. Nous perdons du temps afin de savoir comment s’en procurer.
• Des mesures avaient été mises en place pour limiter la transmission gouttelette des patients pour protéger les soignants :
Aérosols interdits (nébulisation de médicaments ce qui propage des gouttelettes partout dans la chambre).
• Oxygénothérapie à très haut débit interdite (plus on monte le débit dans le nez des patients comme pour les aérosols plus les gouttelettes se propagent dans la pièce).
Cependant afin d’optimiser la guérison de nos patients, nous ne pouvons pas éthiquement respecter ces consignes.
Parlons de nos patients
Ils n’ont pas le droit aux visites !
Nous devons appeler les familles enfin juste la personne référente 2 fois par jour pour qu’ils ne nous appellent pas toute la journée à des moments inopportuns.
Les patients, s’ils n’ont pas de téléphone portable ou pas de chargeur sont isolés, seuls, n’ont aucun contact avec leur famille à par les quelques messages que nous faisons passer.
Ils sont seuls angoissés, chaque jour se demandent pourquoi leur état ne s’améliore pas car la durée d’hospitalisation est de plusieurs semaines.
Nous sommes face à des situations exceptionnelles que nous n’avons jamais rencontré : certains patients hospitalisés pour covid ont leur proches bien souvent aussi hospitalisés. Ces proches parfois décèdent, nous devons donc également accompagner ces patients endeuillés seuls sans leur famille…
Conclusion : les soignants sont donc sacrifiés mais ça on le savait surtout, on se sent trahi, oublié on nous ment tous les jours sur les bonnes pratiques les recommandations des stocks qui vont arriver et qui ne sont jamais là, nous nous sentons impuissants.
En discutant avec les collègues certains racontent qu’ils n’osent plus s’approcher de leur conjoint car ils sont à risque, d’autres n’embrassent plus leurs enfants car tous ont la même conclusion : compte tenu de nos mesures de protection il est impossible d’échapper au covid.
On espère tous l’avoir déjà eu, mais l’angoisse est palpable à la moindre courbature, au moindre petit toussotement on en rigole mais on espère tous ne pas avoir le covid.
Être sale
Être sale c’est vraiment le terme qu’on emploi pour dire qu’on est contaminé, il existe des réanimations « propres » sans covid et les « sales » réservés aux patients covid, c’est drôle cette appellation quand j’y pense, donc nous on est les sales.
Les patients : on peut les appeler les oubliés, ils sont seuls avec nous.
En effet, les psychologues et les psychiatres se déplacent très peu surtout dans les unités covid. Ils ont peur, sont en souffrance.
A chaque examen on calcule le bénéfice/risque de déplacer pour infecter d’autres structures, on limite nos passages dans les chambres, on est habillé en cosmonautes à chaque fois qu’on les voit.
Les familles
Les familles : là aussi, c’est la grosse détresse, à chaque fois qu’on les appelle ils s’arrêtent de respirer tellement la peur de la mauvaise nouvelle est présente. On m’a raconté une anecdote effrayante.
Un membre de l’équipe soignante a appelé le frère d’un patient et a eu la maladresse de lui demander s’il était en voiture (il croyait entendre le moteur). Il lui a demandé s’il voulait qu’il le rappelle dans un moment pour qu’il ne se mette pas en danger.
Sa réponse fut « vous allez m’annoncer qu’il est mort ? » alors que son frère allait pour le mieux.
Nous devons prendre toutes les précautions sur les conditions dans lesquelles se trouvent les familles lorsque nous les contactons.
Dans certains hôpitaux les psychologues s’engagent à faire des entretiens téléphoniques aux familles quand on leur signale une détresse, ils font la même chose pour les soignants mais ce n’est pas partout.
Alors même si les applaudissements sont la fausse bonne idée … Ça fait quand même du bien en sortant du boulot, le visage marqué par les masques d’entendre ce moment d’euphorie pour soi, alors continuez et surtout nous on n’oubliera pas.
P.-S.
Je remercie chaleureusement notre direction qui pour nous témoigner sa reconnaissance et son souhait de nous protéger nous a envoyé sur nos boites mails un excellent tutoriel.
Grâce a elle je sais désormais fabriquer des sur-blouses avec des sacs-poubelles.

Dimanche 12 avril:

Synthèse d’une camarade avocate pour savoir comment réagir en situation de contrôle face aux violences policières.

Les mesures de confinement, en vigueur depuis le 17 mars 2020, ont entraîné de nombreux contrôles policiers. Un décret du 23 mars 20202, en vigueur depuis le 24 mars 2020, interdit « tout déplacement de personne hors de son domicile ». Par exception, les déplacements sont autorisés « en évitant tout regroupement de personnes » et pour des motifs listés par l’article 3 de ce décret.
Lors d’un déplacement dérogatoire, il est nécessaire de se munir d’un document « permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l’une de ces exceptions ». C’est pourquoi des attestations sont utilisées et contrôlées. Dans certains cas, leur détenteur.rice sont sanctionné.e.s par une amende.
Certains des motifs de ces amendes sont illégaux. Elles peuvent être contestées.

Motifs illégaux d’amende

Sur les motifs propres à l’attestation elle-même
– Sur la forme de l’attestation, rien dans le décret n’exige un support en particulier. Il ne devrait donc pas y avoir de difficulté, que l’attestation soit présentée sur un smartphone, sur papier en version imprimée, sur papier en version manuscrite, rédigée à l’encre ou non, au crayon de papier, ou d’une couleur quelconque.
– Sur le contenu de l’attestation, le fait de ne pas avoir recopié l’attestation dans son intégralité ou de ne pas indiquer son heure de sortie n’est en principe pas sanctionnable car le décret ne mentionne pas ces exigences non plus.
N.B. : il reste conseillé, autant que possible, de disposer d’une attestation complète, à jour et indélébile. Même si la loi ne vous y contraint pas, cela peut vous éviter d’être injustement sanctionné.e et de supporter la charge d’une amende ou d’investir temps et énergie dans sa contestation.

Sur les autres motifs
Attention, si un arrêté spécifique à votre commune interdit certains comportements ou déplacements, plusieurs éléments figurant ci-dessous pourraient ne pas s’appliquer à votre situation. Si un arrêté municipal restreint les motifs dérogatoires de déplacement, il prévaut par rapport au décret du 23 mars 2020, qui est plus général.

– Si votre déplacement est effectué « pour motif de santé », il ne peut pas être exigé de vous de justifier de ce motif en donnant, par exemple, le nom, l’adresse ou la spécialité du praticien ou en expliquant la maladie ou la blessure qui vous affecte. Ce sont des informations couvertes par le secret médical.

– Si votre déplacement est effectué pour faire vos courses (« achats de première nécessité »), vous pouvez vous rendre dans tous les établissements pour lesquels l’accueil du public n’a pas été interdit3. Si les établissements sont ouverts, vous pouvez y aller. Le caractère nécessaire de votre achat ne peut pas être contesté (kiosque à journaux, achats non-alimentaires, etc.).

– Votre sac de courses ne peut pas être fouillé simplement car nous sommes dans un contexte de confinement4. Un policier ou un gendarme pourra simplement vous demander d’ouvrir votre sac afin d’effectuer un contrôle visuel.

– Si votre déplacement concerne votre activité physique, le décret ne précise pas en quoi peut consister cette activité. Il est donc possible de faire du vélo, « dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile », tel qu’indiqué par le décret.

– En dehors du motif relatif à l’activité physique et à la promenade, la limite d’une heure et le rayon maximal d’un kilomètre ne s’appliquent pas. Ces restrictions ne sont applicables qu’à cette exception. Par exemple, si vous prenez deux heures pour faire vos courses ou si votre rendez-vous médical a lieu à plus d’un kilomètre de votre domicile, vous n’êtes pas passible d’une amende.

Comment contester

– Faire consigner le motif. Le premier réflexe à avoir est de demander que le motif de l’amende soit consigné sur l’avis de contravention qui vous sera envoyé ou le procès-verbal qui vous sera directement remis. La raison pour laquelle vous êtes sanctionné.e.s devra y être inscrite. Ce sera un élément important pour démontrer que cette amende n’était pas légitime.

– Ne pas payer. Si vous souhaitez la contester, il ne faut pas s’acquitter de l’amende5.

– Faire attention au délai. Habituellement, il vous faut contester une amende sous 45 jours. De manière exceptionnelle, entre le 12 mars 2020 et jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la cessation de l’état d’urgence sanitaire, le délai de contestation passe de 45 à 90 jours6.

S’en occuper au plus vite reste le meilleur moyen de ne pas prendre de risque avec la prescription. La date figure en haut à droite de l’avis de contravention. C’est à compter de ce jour que commence à courir le délai.

– Contester l’amende :

– Si vous disposez d’un accès à Internet, alors le plus simple et le moins coûteux sera de vous rendre sur le portail de l’ANTAI (Agence Nationale de Traitement Automatisé des Infractions).

– Si vous ne disposez pas d’un accès à Internet, vous pouvez contester votre amende par voie postale en envoyant le formulaire de requête en exonération (que vous aurez, le cas échéant, reçu avec votre avis de contravention) par lettre recommandée avec accusé de réception. Vous devrez l’adresser à l’officier du ministère public, dont l’adresse figurera en bas à droite de la première page de votre avis de contravention. Vous joindrez l’avis de contravention original reçu par courrier ou le procès-verbal rédigé par l’agent verbalisateur.

– Dans les deux cas, vous expliquerez les motifs de votre contestation (par exemple : j’ai été verbalisé alors que j’étais sorti.e de chez moi depuis 1h30, mais je revenais d’un rendez-vous médical et n’était donc pas contraint.e d’être de retour à mon domicile 1h après ma sortie) et ajouterez des pièces justificatives si vous en disposez.

En cas de violences policières

En cas de violences policières survenant à l’occasion de ces contrôles, sachez que vous êtes en droit d’enregistrer ou de filmer les membres des forces de l’ordre.
Si vous disposez d’un smartphone, l’application UVP (Urgence Violences Policières) peut se révéler utile : elle est gratuite, permet votre géolocalisation lorsque vous filmez et le stock des informations enregistrées sur un serveur externe. Si votre téléphone est détruit suite à la capture de certaines images, elles seront donc conservées.
Si vous êtes placé.e en garde-à-vue suite aux violences ou que celles-ci surviennent pendant la garde-à-vue, il est pertinent d’en parler à votre avocat.e (dont il est important de demander l’assistance) ainsi qu’au médecin (qu’il faut demander à voir également). Si, à la fin de la garde-à-vue, vous êtes présenté.e à un magistrat, il est pertinent de lui en parler aussi.

Il est essentiel de faire constater ses blessures si elles existent, par un professionnel de santé (de préférence à l’hôpital).

Postérieurement à la survenance des violences, vous pouvez porter plainte et/ou signaler les violences à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ou à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).
Vous pouvez porter plainte en vous rendant dans un commissariat ou une brigade de gendarmes : il n’est légalement pas possible de vous le refuser, même si cela arrive en pratique. Vous pouvez porter plainte directement auprès du Procureur de la République du Tribunal judiciaire ; ces plaintes sont très souvent classées sans suite.

Mardi 14 avril:

Je ne vous pardonnerai pas

« Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? »
paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

Julie a perdu sa mère en quelques jours. Après avoir contracté les premiers symptômes du Covid-19, Danielle a été hospitalisée, et à partir de ce moment, dans une violence inouïe et habillée de droit, son corps ne lui appartenait plus.

Julie a pris la voiture pour aller voir sa mère, être auprès d’elle dans ce moment décisif. Mais le médecin lui a dit qu’elle ne pourrait pas la voir, qu’elle pourrait seulement voir son corps avant qu’elle ne soit mise sans aucune toilette ni soin dans un sac mortuaire. Elle a donc attendu dans la chambre anonyme d’un hôtel de bord de route. Elle a regardé la télé, confinée dans son deuil impossible à faire. Elle est descendue commander un repas, un verre de vin. Elle a attendu pendant que sa mère attendait elle aussi sur son lit d’hôpital. Et puis elle a reçu un coup de fil. Elle était morte. Elle pouvait venir voir le corps. Ça lui a été présenté comme une fleur, un privilège. Elle est donc allée voir sa mère, le corps de sa mère encore tiède. Elle a dû mettre des gants, un masque. Elle a pu lui dire au revoir, commencer à réaliser ce que notre monde voulait lui voler : aimer sa mère.

Elle est retournée dans sa chambre d’hôtel, toujours anonyme. Elle a commencé à faire les démarches pour les obsèques : carte d’identité, livret de famille, choix du cercueil, de l’urne. Elle a appelé plusieurs pompes funèbres. Elle les a presque toutes appelées. Elles ont toutes répondu cette même réponse inaudible, impossible, inhumaine. Vous ne pourrez pas revoir le corps de votre mère, vous ne pourrez pas suivre le cercueil au funérarium, vous ne pourrez pas assister à la crémation, vous ne pourrez pas célébrer les obsèques. Vous pourrez venir chercher l’urne dans deux semaines.

Il n’est plus question ici de contagiosité. Il n’est plus question ici de coronavirus. On peut pousser son caddy au supermarché, mais on ne peut pas accompagner le cercueil de sa mère. On peut prendre sa voiture pour aller travailler, on peut planter des pommes de terre, on peut réparer des voitures, on peut transporter des marchandises, on peut livrer des colis, on peut faire le plein d’essence, on peut prendre l’autoroute, le train, où même l’avion. On peut quitter Paris, faire une location saisonnière, mais on ne peut pas dire adieu à sa mère, on ne peut pas assister à sa crémation, on ne peut pas dire lui dire un dernier poème, devant quelques proches réunis. Ça n’a rien à voir avec le coronavirus. Ça vient de nous, de notre inhumanité naissante.

Nous sommes dépossédés de nos défunts. L’État et son heuristique de la peur semble avoir conquis le monopole radical de la mort. Et je n’entends aucune voix, aucune rage, aucune fureur monter de la rue. Et je n’entends aucune plainte. J’ai passé le moment d’émerveillement face au retour de la nature. L’homme ne s’est pas retiré du monde, il s’est retiré de lui-même, il a retranché son humanité. Ne pas enterrer ses morts, c’est enterrer sa vie même.

Julie rentre demain. Elle ira chercher l’urne dans deux semaines. Elle ira chercher son deuil, et elle organisera les obsèques quand l’État lui en donnera le droit. Un corps représente encore une valeur marchande : cercueil, urne, funérarium, prestation des pompes funèbres. Le deuil, les larmes, le rituel, la chaleur humaine, le cœur, l’âme, les déchirements, les déchirures, les cicatrices, les colères, les rages, ça ne rapporte rien, ça ne mérite aucune case dans aucune attestation dérogatoire de déplacement. Mais c’est votre cœur que vous avez déplacé ! C’est votre cœur que vous avez oublié de cocher.

Julie ira faire les courses, elle ira sortir les poubelles, elle ira faire le plein, elle ira peut-être aider aux champs. Son deuil, elle s’en occupera plus tard. Quand elle n’aura plus le temps de s’en occuper. Quand on aura tous oublié, quand on voudra tous oublier. Elle lira un poème, peut-être au funérarium où sa mère a été incinérée. Peut-être qu’on y verra que du feu, qu’on fera comme si sa mère venait de mourir, comme si on avait pu lui dire au revoir, comme si on avait pu l’accompagner, lui tenir la main, la serrer, embrasser son front, comme si on avait entendu son dernier souffle, comme si on avait pu faire son deuil. Mais sera-t-on capable de faire comme si ? Comment osons-nous pousser des caddies et abandonner nos morts ? Comment osons-nous laisser les gens crever seuls ? Comment osons-nous regarder ailleurs ? Qui a l’autorité de nous dire comment accompagner nos défunts ? Qui a l’autorité de nous interdire un geste, un deuil, un murmure ?

Je ne vous pardonnerai pas de laisser crever les morts. Je ne vous pardonnerai pas d’avoir blessé ma compagne. Je ne vous pardonnerai pas votre inhumanité habillée d’urgence sanitaire. Vous voulez que j’écoute les oiseaux, que je regarde les rorquals dans les calanques, vous voulez que je visionne des séries, que je lise des livres. Vous voulez que je médite sur le sens de l’existence. La voilà ma méditation métaphysique : vous êtes des chiens aveugles qui piétinez nos âmes sur l’asphalte du progrès. Vous êtes les fantômes d’un monde mortifère détruisant nos songes. Vous avez presque le monopole radical de la mort, je ne vous laisserai pas celui de la vie.

Mathieu Yon